La folle histoire d’André Robillard, artiste brut au talent carabiné (2024)

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Adoubé par Dubuffet, André Robillard bricole depuis toujours fusils, fusées, Spoutnik... Le musée de Lausanne lui consacre une exposition jusqu’au 19 avril 2015. Rencontre dans son atelier, à l’hôpital psychiatrique, près d’Orléans.

Par Sophie Cachon

Publié le 13 décembre 2014 à 14h00

Mis à jour le 08 décembre 2020 à 05h24

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«ROBILLARD André ! », se présente-t-il, tendant une main bosselée comme un tire-bouchon en cep de vigne. 83 ans, casquette rouge et pin's épinglés sur le survêtement bleu, l'homme nous a donné rendez-vous à l'accueil de l'hôpital Georges-Daumezon de Fleury-les-Aubrais, à une dizaine de kilomètres d'Orléans.

Visiblement content du petit tour en voiture, il nous guide à travers un vaste parc où sont disséminés une trentaine de bâtiments. Au détour d'une placette, Robillard nous présente « le fusil », sculpture de sept mètres de haut pointée vers le ciel telle une fusée, fabriquée à partir d'objets hétérocl*tes. Inaugurée l'année dernière, la pièce monumentale est un hommage à l'œuvre de cette figure incontournable de l'art brut et le plus ancien pensionnaire des lieux.

Robillard vit dans cet hôpital psychiatrique depuis soixante-quatorze ans. Jusqu'aux années 60, une existence sous tutelle, recluse, sans guère de visites ni de sorties. Puis il se met à bricoler de drôles de fusils à l'aide de matériaux récupérés sur les décharges, avec des chargeurs faits de tapettes à rat ou de boîtes de sardines, des canons en béquille orthopédique ou en tuyau de plomberie. Tout est assemblé avec des clous et du scotch marron, puis multicolore lorsqu'il découvre la formidable palette des rubans adhésifs pour électriciens.

“J’suis allé trois fois chez Dubuffet...”

Ces irrésistibles fusils l'ont d'abord fait connaître du petit cercle de l'art brut. André Robillard en est un représentant historique, le dernier créateur vivant à avoir été adoubé par Dubuffet lui-même, son théoricien, qui possédait nombre de ses pièces dans sa collection, donnée dans les années 70 à la Ville de Lausanne pour constituer un musée, faute d'avoir trouvé preneur en France. « J'suis allé trois fois chez lui, rue de Sèvres, Paris 6e, métro Duroc, raconte André. Il m'a posé beaucoup de questions, j'étais content. »

A Fleury-les-Aubrais, au fond de sa cuisine, trône une grande photo de Dubuffet à côté de celle d'un homme barbu, « Paul Renard, le “spychiatre” qui a changé ma vie ». Alors directeur de l'établissem*nt hospitalier, celui-ci avait envoyé en 1964 les premiers fusils de son patient au peintre, à Paris.

Robillard travaille à l'époque comme ouvrier à la station d'épuration de l'hôpital. La reconnaissance est en route. Elle va s'amplifier lorsque s'ouvre, en 1976, le musée de Lausanne dénommé la Collection de l'art brut. Le public découvre un continent insoupçonné et des créateurs hors normes. Robillard est reconnu comme artiste, exposé dans toutes les galeries d'Europe.

Il élargit ses sujets de prédilection au ciel, aux planètes, aux fusées et se lance dans la fabrication de Spoutnik et autres vaisseaux intersidéraux avec des tuyaux d'aspirateur et des pompes à vélo. Il crée aussi des animaux découpés dans du bois et dessine beaucoup.

“Quelle vie ! Y a pas de quoi s’ennuyer”

Conférences, films sur lui, l'exclu autrefois cantonné à son univers hospitalier est invité partout. A 80 ans, l'artiste est même devenu comédien dans un spectacle dont il est le sujet, imaginé par le metteur en scène Alexis Forestier, musicien et poète postpunk. Les deux énergumènes chantent et jouent, l'ancien à l'harmonica, le jeune à la guitare électrique. André énumère chaque étape de la tournée avec la gourmandise de celui qui n'aurait dû voyager qu'en imagination. « Quelle vie ! Y a pas de quoi s'ennuyer », scande-t-il mécaniquement en s'essuyant la bouche avec un grand mouchoir.

B52 bombardier par AndreRobillard Photo : Frédéric Lux

En 1990, comme le bâtiment où il vivait se lézardait, Robillard a été relogé ici, dans l'ancienne maison du cuisinier de l'hôpital. Trois grandes pièces remplies d'une avalanche d'objets. Des posters couvrent les murs, scotchés par des myriades de ruban adhésif de toutes les couleurs rajoutés les uns sur les autres, car « ça ne colle jamais ».

Chez André on ne s'assoit pas, les chaises ont disparu sous les piles. Le frigo et l'évier émergent encore. Le lit doit être débarrassé pour qu'il se couche. Il bricole par terre dans cette incroyable termitière où l'on recense des séries de peluches, poupées, masques, tuyaux, interrupteurs électriques, lampes de poche, jouets en plastique, horloges, calendriers. De nombreux thermomètres confirment que la saison de chauffe de l'hôpital a repris : il fait 25 degrés dans les pièces.

Dans une ambiance d'animalerie, la colombe, les perruches, les mandarins et le canari en gazouillent de bonheur. « J'suis quand même envahi par moi-même », rigole le petit bonhomme de 1,50 m en se faufilant prestement dans sa jungle multicolore, suivant la trace du lino usé jusqu'à la corde, comme un sillon creusé par le passage des animaux dans les sous-bois.

“J’cassais des chaises”

La forêt d'Orléans est attenante au parc de l'hôpital. Robillard aime s'y promener. Une fois il s'est perdu. « Quelle affaire ! J'avais peur de m'faire bouffer par les sangliers. » Les versions de son récit varient, mais à chaque fois à la fin un garde-chasse le sauve.

C'était la profession de son père, dans la forêt d'Orléans. André y est né en 1931, au lieu-dit la Maltournée. Le petit garçon avait le droit de porter la gibecière et quelquefois le fusil paternel. Ses dessins au feutre saturés de vert, d'orange et de marron sont peuplés des chevreuils, des renards et des sangliers de son enfance.

Yeux bleus délavés dans le vague, André l'évoque placidement. Le divorce des parents, la sœur avec la mère, lui avec le père. Colérique et ingérable, il est envoyé à l'« école de perfectionnement » au sein de l'hôpital de Fleury-les-Aubrais à 9 ans. Puis à l'adolescence, placé comme ouvrier agricole. Mais le jeune homme est violent et fait des fugues. « J'cassais des chaises », résume t-il.

Jugé inapte à la vie sociale, André Robillard intègre définitivement l'hôpital psychiatrique. Il n'a pas 20 ans. Sa souffrance, ses souvenirs, les démons de sa jeunesse, la solitude, la détresse, tout est sorti sous forme de fusils. Mais des fusils « qui ne tuent que la misère », tient-il à préciser.

A Lire :

La Folie de l'art brut, de Roxana Azimi, éd. Séguier, 170 p., 18 €.

A voir :

« André Robillard », jusqu'au 18 décembre au Théâtre Vidy, Lausanne (Suisse) ; jusqu'au 19 avril à la Collection de l'art brut, Lausanne. Catalogue de l'exposition, éd. 5 Continents, 160 p., 40 €.
« L'autre de l'art », jusqu'au 11 janvier au Lam, Villeneuve-d'Ascq (59).
« Collection abcd/Bruno Decharme », jusqu'au 18 janvier à La Maison rouge, Paris 12e.
« Sous le vent de l'art brut 2, collection De Stadshof », jusqu'au 4 janvier à la halle Saint-Pierre, Paris 18e.
« Changer la vie, Alexis Forestier et André Robillard », jusqu'au 17 décembre au Théâtre Vidy, Lausanne. www.vidy.ch

Les photos de cet articles sont issues d'un photo-reportage de Frédéric Lux disponible en ligne.

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